Le Passé de Julien Gosselin 

 

 

Julien Gosselin nous plonge dans les textes du dramaturge russe Léonid Andréïev adaptant Ekatérina Ivanovna dont il fracture le récit par Requiem et trois nouvelles, L’Abîme, Après le brouillard et La résurrection des morts. Les adaptations représentées de façons distinctes sur le plateau se juxtaposent et s’entremêlent. Les ruptures dans la narration, ruptures d'autant plus marquées qu'elles le sont aussi dans le ton et dans la forme, créent un fil cohérent qui éclaire toujours un peu plus le propos du Passé.

Le Passé est l’histoire de l'héroïne tragique du texte éponyme de Léonid Andréïev, Ekatérina Ivanovna. Confrontée aux délires de son époux, l’accusant à tort d’être infidèle, elle va s’enfoncer dans la débauche, seule façon pour elle de répondre à l’étouffement d’une société patriarcale qui la voue au néant. 
Persuadé de l'infidélité de son épouse Ekatérina Ivanovna. Gorkine tente de l'assassiner. L’événement brutal et traumatisant entraine la femme dans un maelstrom d'excès et de folie que Victoria Quesnel exulte dans une scène finale aussi foudroyante qu'éblouissante.
Dans ce vaudeville violent où les portes claquent et l'alcool enivrant coule à flots, les relations entre les hommes et les femmes basculent dans des rapports de prédation malsains et nauséabonds.
 

Alors qu'on devine les comédiens à travers le voile des rideaux tirés, ou au loin dans l'embrasure d'une porte entrouverte, le principal du décor se trouve hors-champs. Ce hors-champs, ainsi que les scènes filmées en temps réel, sont projetés sur un écran géant qui surplombe le plateau.

Julien Gosselin transcende la puissance du théâtre et du cinéma pour composer un matériau hybride sans qu'aucun des deux arts n’annihile l'autre. Utilisant la caméra pour filmer au plus près ses personnages et l'infini des possibles de l'interprétation théâtrale, Julien Gosselin bouscule les codes de la représentation avec une intensité détonante.
Le metteur en scène utilise tout ce que le cinéma permet, la proximité de l'expression des corps - rien ne peut échapper aux regards du spectateur - et tout ce que le théâtre rend possible - l’extrême expressivité des sentiments et un tragique déployé à l'infini.
 

Le décor recrée dans le moindre détail l’intérieur des maisons bourgeoises de la Russie du XIXème siècle. Le naturalisme est appuyé par l'univers sonore qui déploie cette impression de réel quand on entend à travers une fenêtre les oiseaux à la campagne ou les bruits de la rue en ville. Ce naturalisme est sans cesse contrasté par la musique de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde qui interfère en écho au jeu des acteurs, faisant résonner toujours plus fort les palpitations de ces âmes tourmentées et fiévreuses.

Résumer Le Passé à une prouesse technique serait bien sûr trop réducteur. Le prodige du dispositif se nourrit goulument de l’inspiration de Julien Gosselin, une inspiration façonnée d'univers pluriels où les références classiques et contemporaines n'entrent plus en collision mais se rejoignent dans une forme innovante, actuelle et cohérente.
Utilisant aussi bien les codes du drame russe, du film d'horreur ou du film d'auteur, n’hésitant pas à utiliser l'auto-tune, Julien Gosselin malaxe avec une fluidité déconcertante ce qui fait sens pour lui et pour le drame. Tout est ridicule et sublime à la fois, suranné et moderne, tout fait théâtre.
 
Fulgurances de formes et d'inventivité, le Passé, porté par l'intensité incroyable du jeu des comédiens, déconcerte, surprend autant dans son ensemble que dans la subtilité du détail.
Dans un équilibre constant, le dispositif scénique est véritablement au service du drame, sans que jamais les effets n'occultent son propos.
Regard amer sur un patriarcat avilissant, Le Passé délivre une théâtralité puissante qui restera longtemps gravée dans nos émois de spectateur. 



Photos Simon Gosselin.

Le Passé d'après Léonid Andreïev, adaptation et mise en scène Julien Gosselin jusqu'au 27 novembre 2022 à la MC93 - Maison de la culture de Seine-Saint-Denis Bobigny.

Avec : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde
Traduction : André Markowicz
Assistanat à la mise en scène : Antoine Hespel
Scénographie : Lisetta Buccellato
Dramaturgie : Eddy d’Aranjo
Musique : Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Lumière : Nicolas Joubert
Vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin Son Julien Feryn Costumes Caroline Tavernier, Valérie Simmonneau
Accessoires : Guillaume Lepert
Masques : Lisetta Buccellato, Salomé Vandendriessche
Construction du décor et toile peinte : Ateliers Devineau
Régie générale : création Léo Thévenon
Régie générale tournée : Simon Haratyk, Guillaume Lepert
Régie plateau : David Ferré Régie lumière Zélie Champeau Régie son Hugo Hamman, Jules Lotscher Régie vidéo : Céline Baril, David Dubost, Baudouin Rencurel
Régie costumes : Florence Tavernier
Stagiaires techniques : Pierrick Guillou, Audrey Meunier
Production : Eugénie Tesson, Marion Le Strat, Olivier Poujol
Direction technique : Nicolas Ahssaine   - 
Production Si vous pouviez lécher mon cœur
Coproduction Odéon-Théâtre de l'Europe (Paris); Le phénix, scène nationale de Valenciennes – pôle européen de création ; Théâtre National de Strasbourg ; Théâtre du Nord, CDN Lille – Tourcoing Hauts-de-France ; Célestins, Théâtre de Lyon et Théâtre National Populaire de Villeurbanne ; Maison de la Culture d'Amiens – pôle européen de création et de production; L'empreinte, Scène nationale Brive-Tulle; Château Rouge, scène conventionnée à Annemasse; La Comédie de Genève; Festival de Wiesbaden; La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc ; Scène Nationale d'Albi ; Romaeuropa ; Festival d'Automne à Paris.
Avec le soutien de Montévidéo, T2G Théâtre de Gennevilliers – centre dramatique national. Et le soutien exceptionnel de la DGCA / Drac Hauts-de-France.
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National. Coréalisation MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Festival d'Automne à Paris. 
 
Sophie Trommelen, vu le 19 novembre 2022 à la MC93